La Vie normale




I

Je pleure. Je pleure tout seul. Je pleure tout seul agenouillé par terre. Ça m'arrive de temps en temps. Quand on est au bout du rouleau, il y en a toujours un qui suit derrière. Alors, je change de rouleau. Et je pleure. C'est peut-être ça le mythe de l'éternel retour nietzschéen. Pendant le trouble intervenant lors du transfert de rouleaux, je m'effondre comme un gosse. Je n'ai même plus assez de force pour m'angoisser. Mais je ne pleure pas comme un gosse qui aurait perdu sa mère dans un supermarché, je pleure comme un gosse qui aurait perdu sa mère à tout jamais. Et je me promets de changer. De devenir un homme nouveau, un homme valable. Qui aurait une situation, comme on dit. Puis je me ressaisis. Le nouveau rouleau imprime son éternel retour. La matrice reprend du service.




II

Je viens de remplir mon deuxième seau de gerbe. A ras bord. C'est fou ce que ça contient un homme. Enfin, je ne me suis jamais pris pour un homme. Peut-être des fois un grand, mais pas plus. Le monde des adultes me fait trop peur. Ce doit être la trouille d'être obligé d'en faire parti un peu plus chaque jour qui m'aide à remplir mes seaux. Du plus loin que je puisse me souvenir, j'ai toujours été un grand dégueuleur. Déjà, tout môme, à la moindre contrariété, c'était le retour immédiat à l'expéditeur. Liquide, solide, plasmatique ou atrabiliaire, j'ornais les toilettes de mes fresques multiples. Mais toujours très proprement et discrètement. J'avais alors déjà souvent la trouille au ventre, mais je ressentais ceci plutôt comme un mal physique, un spasme maladif. En fait ces convulsions étaient déjà les soubresauts de mon crâne.




III

Je ne sais pas si la mort fait peur, mais elle est horrible. Perdre quelqu'un, c'est la chose la plus abominable à vivre. L'impuissance devant la mort est terrible. Elle cloue, elle inhibe, rase tout sur son passage. Je n'ai pas peur de mourir. Ce ne sera que délivrance et repos. Je ne crois en rien. Je pourrirai comme vous tous. Mais je panique à la pensée de perdre un proche. Tous les jours. Et j'essaye d'avancer sans y penser. Enfin, avancer c'est beaucoup dire, je rampe plutôt. Et je suis las d'entendre que le temps efface tout. Rien n'efface rien, ça s'atténue, ça s'estompe. On oublie pas les gens. On s'habitue à leur absence. On est obligé de s'y habituer.




IV

Nous courons tous après quelque chose que l'on attrapera jamais. Nous sommes condamnés à errer comme des damnés, en nous cognant aux portes.




V

Et je restais là, comme un con, avec ma sensibilité à fleur de peau, à envier et jalouser les autres. Ça me rendait malade qu'ils ne soient pas déstabilisés par ce qui nous entoure. Ces autres prenaient alors des allures de sadiques, n'ayant pour seul but dans l'existence que de me montrer qu'ils pouvaient très bien vivre sans être affolés et se contenter de ce qu'on leur donne. Et ça me rendait d'autant plus malade. "Regarde-les, ils sont assis et ils se croient debout", me disais-je quand j'avais la fleur au fusil. Et puis je me retrouvais une fois de plus à terre.




VI

J'ai tué l'après-midi du dimanche; homicide volontaire.




VII

Je me sens bizarre. Plus que bizarre. Je me regarde dans la glace et je ne me reconnais pas. J'ai peur. Je crie. Je cours sans but et exécute des gestes incohérents. Cent mille phrases me mitraillent le cervelet. Trop d'informations à la fois. Plus on se pose des questions existentielles, moins on y réponds et plus on est paumé. Et on reste impuissant devant ce phénomène étrange. Certains s'en soucient une fois pour toutes et refoulent; d'autres hantent les couloirs de la réflexion inutile, gratuite, dangereuse, asphyxiante et perdue d'avance. J'ai pris ce chemin, et je donnerais tout pour emprunter son anthithétique ne serait-ce que l'ombre d'un instant. Je suis même prêt à croire en quelque chose s'il le faut. D'ailleurs il me revient quelques bribes d'une discussion tardive et brumeuse avec une amie. Je lui révélais ne croire en rien, absolument rien, et elle me répondit spontanément : " Mais comment fais-tu pour vivre? " Et bien je ne sais pas.




VIII

J'aimerais pouvoir me dévisser la tronche, la mettre dans une machine à laver avec une lessive décapante, essorage maximum.





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