Succession


Je le sens. À son regard. Je ne suis pour lui plus qu’un obstacle. Une dernière marche. Tout a été pensé, calculé, prémédité. N’a été laissée au hasard que la date exacte de l’extinction des feux.
Je sens que le temps le presse. Il a du mal à planifier la fin de sa misérable année. Une de plus. Tout serait plus simple si je daignais lâcher la ficelle qui me raccroche encore à lui, si mes paupières pouvaient oublier de se rouvrir sur son sourire condescendant.
Ce qui m’énerve le plus, c’est qu’il feigne la compassion. Je préfèrerais qu’il m’étouffe dans un oreiller, qu’il me pousse du haut de l’escalier. Mais il n’en a pas le cran. C’est un petit. Il attend juste mon heure, et la sienne. Il a pris l’habitude d’être spectateur de sa vie. Il n’est pas fait pour les premiers rôles.
Sans le savoir, je suis sûr qu’il est en train de me prolonger l’existence. Je n’avais plus grand-chose à quoi m’accrocher, plus de désir moteur, plus de raison d’espérer que chaque nuit ne soit pas la dernière, éternelle. À présent, je deviens un lierre grimpant, une sangsue tenace. Un lion s’est réveillé dans ma poitrine, à l’affût, aux aguets. Je ne peux plus mourir paisiblement en m’imaginant fermer une dernière fois mes paupières sur ses yeux avides de cupidité. Il va falloir qu’il s’accroche lui aussi. Rien n’est joué, il va devoir prouver un peu sa fibre, montrer qu’il est bel et bien mon descendant, qu’il peut être mon digne successeur.
Il aurait été incapable de bâtir le centième de ce que mes mains ont tiré du néant. Mais ça ne te tombera pas dans l’assiette tout cru. Comme je te l’ai toujours dit mon fils, tout se mérite. Il va te falloir des tripes un peu, me prouver que tu n’es pas qu’une enveloppe charnelle qui se remplit par un orifice et se vide par un autre. Je veux voir des gouttes de sueur perler sur ton front, des cals s’installer dans tes mains, des hauts le cœur me démontrer que tu en possèdes bien un enfoui quelque part au fond de cette chair mollassonne.
Son œil luit d’une drôle de manière depuis quelques jours. Il me semble même que cela coïncide avec la dernière visite du médecin. Ne m’en veux pas mais je ne crois pas au hasard. Par contre je crois énormément aux pouvoirs gigantesques et spectaculaires du cerveau humain. Ceux-là même qui font perdre leurs pronostics aux docteurs les plus chevronnés.
Je suis sûr qu’il a déjà préparé les faire-part, touché et retouché la phrase qui saura tirer la larme de l’œil du plus tanné des cuirs. C’est bien la première fois qu’il se lance avec autant de volonté dans la moindre entreprise. Je peux au moins lui reconnaître ça. Plus j’ai l’impression que les mouches cantharides s’affairent autour de leur futur festin, plus il souligne les attentions et affections. Parfois, avec les fortes fièvres, quand il entre dans ma chambre le pas moelleux, avec ma vision vacillante, il me semble le voir s’approcher en soutane, prélat de pacotille venu m’apporter l’extrême onction. D’autres fois, on pourrait croire qu’il rentre dans la chambre d’un enfant fraîchement endormi, ses pieds survolent sans bruit le sol tels ceux d’un petit rat d’opéra, il se glisse jusqu’à mon chevet et je devine qu’il cherche quelque part sur le drap la trace d’un imperceptible mouvement, d’un vieux soufflet qu’il espère dégonflé définitivement. Je joue alors avec ce quadragénaire en ballerines et retiens ma respiration en m’efforçant de détendre les traits de mon visage, puis, au fin fond de l’attente, je remonte de l’abysse et j’ouvre d’un coup les yeux en lui susurrant d’une voix monocorde un désir incongru, qu’il s’empresse alors d’exécuter en se convaincant que c’est enfin le dernier.
Quand je pense au nombre de fois où je lui ai torché le cul à ce prédicateur impatient. Je suis désolé mon fils, mais avant de t’installer dans mon fauteuil et de goûter à un de mes cigares en te demandant de quelle couleur tu repeindras les chambres, il va falloir que tu me rendes la pareille. Je ne vais pas pouvoir quitter ce bas monde sans que tu t’avilisses à la tâche la plus insupportable qu’il puisse t’être donnée d’exécuter un jour. Je suis certain que tu n’as jamais reniflé une seule couche merdeuse de tes enfants, laissant la basse besogne à l’aveugle et  courageuse femme qui a pourtant décidé de s’unir à toi pour l’éternité. Il va falloir que tu mettes enfin les mains dans le cambouis, et je te garantis que je vais faire en sorte qu’il soit d’une qualité exceptionnelle.



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